Amartya Sen, L'idée de justice (1): "Les deux ouvrages importants publiés, à peu d'années de distance, l'un par Martha Nussbaum, Frontiers of Justice (2007), l'autre, par Amartya Sen, L'idée de justice (2009), méritent à juste titre d'être lus ensemble. Bien des aspects théoriques leur sont communs, et tout d'abord la critique de la doctrine de John Rawls (à la mémoire duquel chacun a choisi de dédier son ouvrage). Une critique fort bienveillante au demeurant et qui reconnaît l'importance considérable de cette oeuvre dans la refonte de la philosophie politique depuis une quarantaine d'années. De fait, en comparaison de la Théorie de la justice et de l'impressionnante architecture édifiée par Rawls, ces deux récentes contributions à un débat, déjà fort riche, sont loin d'avoir l'ampleur et l'ambition d'un travail à proprement parler fondateur. Et ce n'est pas certainement pas faire injustice à nos deux auteurs que de reconnaître la distance qui sépare l'invention d'une perspective nouvelle des commentaires et critiques qu'elle suscite en raison même de sa richesse et de sa fécondité.
Il ne serait guère difficile de faire un tableau en deux colonnes de l'ouvrage de Sen, l'une exposerait les points nodaux de la doctrine rawlsienne de la justice, l'autre les arguments critiques de l'auteur. Une structure binaire qui met à part, d'un côté, ce que Sen appelle « l'institutionnalisme transcendantal » où il s'agit de fonder des institutions idéalement justes, de l'autre, une approche comparative qui se concentre, non pas sur les dispositifs, mais sur les réalisations.
Pour le dire en bref, l'argument premier de Sen tient à dire qu'il n'est pas de réflexion sur la justice qui ne doive tenir compte, de façon primordiale, de la vie réelle que mènent les gens, alors même qu'ils obéissent à des conceptions du bien et de la bonne vie qui ne sauraient faire l'objet d'aucun consensus universel (ce que Rawls admettait bien volontiers). Mais envisager la question de la justice d'un point de vue comparatif, la centrer sur les fonctionnements et les réalisations en tant qu'ils se rapportent à des capacités (capabilities) individuelles et collectives qui sont appelées à être garanties et à s'épanouir – ce thème central est commun à Sen et à Nussbaum - c'est de toute évidence une approche fort différente que de définir les principes de base de la justice sur lesquels se mettraient d'accord les acteurs d'un jeu constitutionnel, placés sous le « voile d'ignorance ». Il y a dans le contractualisme rawlsien comme une rigidité théorique, une sorte de fermeture qui est le prix à payer à sa nature organisationnelle systématique : une fois les principes de base posés, les applications sociales, politiques et constitutionnelles en procèdent avec la dignité rassurante d'une déduction logique. Mais ce faisant, il y a tant de choses dans la vie réelle des êtres humains qui sont laissées de côté et qui pourtant se rapportent à l'idée qu'ils se font de la justice et de l'injustice que la splendeur de la construction finit par laisser sérieusement à désirer. L'approche de Sen se veut plus ouverte, plus flexible. Cela se voit à l'importance qu'il attache au point de vue, emprunté à Smith, du « spectateur impartial » - qui peut être d'ici comme d'ailleurs - plutôt qu'à celui de l'acteur rationnel d'une société close (l'Etat nation) qui joue prudentiellement à se prémunir contre l'hypothèse du pire. De là vient qu'il défende longuement une conception « ouverte » de l'impartialité qui se démarque du caractère « fermé » qu'il attribue à l'approche rawlsienne. Au reste, faut-il s'en étonner de la part d'un indien, natif d'un village du Bengale, qui enseigne depuis des décennies dans une prestigieuse université américaine mais qui n'a rien perdu des liens qu'il entretient avec ses racines ?
Les défavorisés chez Sen sont des personnes réelles aux prises avec des situations humaines de famine, de misère et de domination qui n'ont rien d'une pure et simple hypothèse. Il en est de même chez Nussbaum lorsqu'elle voit comme une limite invitant à reformuler une nouvelle approche de la justice le fait que dans le système de Rawls les handicapés physiques et mentaux se trouveraient exclus du contrat initial, tout simplement parce que leur font défaut cette forme de rationalité qui doit être partagée par les acteurs de la vie sociale, celle-ci étant définie comme un système de coopération équitable en vu de l'avantage mutuel. Mais ni Sen ni Nussbaum ne sont prêts à admettre que les individus en société sont mus principalement par leur intérêt et leur avantage personnel dans l'indifférence aux intérêts d'autrui, ainsi que l'écrit Rawls - pour tous deux, au contraire, la bienveillance ou encore l'engagement sont des motivations qui existent bel et bien et dont il n'y a nul lieu de faire l'économie -, et ils ne considèrent pas davantage que les handicapés, en particulier mentaux, ne peuvent être considérés comme des citoyens à part entière. Il y a au coeur de la conception de la justice chez Rawls un pessimisme anthropologique que ni l'un ni l'autre ne partagent, bien que ce ne soit pas sur cet aspect de sa pensée qu'ils insistent dans leur critique.
(A suivre...)"
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