La Cour de justice de l’Union a rappelé, aujourd’hui, dans un arrêt de principe rendu en extrême urgence, qu’elle était bien la Cour suprême de l’Union dès lors qu’il s’agit d’interpréter le droit communautaire, sa sphère de compétence. Elle vide d’une bonne partie de son sens la « question prioritaire de constitutionnalité », qui permet, depuis le 1er mars, à tout justiciable de contester, devant le Conseil constitutionnel, la conformité à la Constitution d’une loi nationale. François Fillon, le premier ministre, qui s’est « réjoui » de cette décision fait manifestement contre mauvaise fortune bon cœur… Car les effets de cet arrêt sont dévastateurs pour cette innovation voulue par Nicolas Sarkozy.
C’est la Cour de cassation française qui a saisi Luxembourg sur la compatibilité de la « question prioritaire » avec le droit européen. Contrairement au Conseil d’État, la haute juridiction administrative, chargée elle aussi de faire le tri entre les demandes et qui n’a eu aucun état d’âme, les juges suprêmes de l’ordre judiciaire ont estimé que la « question prioritaire » risquait de priver la Cour de justice européenne de son pouvoir d’interprétation du droit communautaire dès lors que ce dernier et la Constitution garantissent le même droit (le traité de Lisbonne a, rappelons-le, valeur constitutionnelle). En effet, si le Conseil est saisi, comme en l’espèce, de la conformité d’une loi avec le principe de libre circulation garanti par les traités européens et donc par la Constitution, les juridictions françaises devront se conformer à sa décision sans pouvoir ensuite saisir la Cour de justice en interprétation, ses décisions n’étant susceptibles d’aucun recours.
C’était effectivement le danger de cette innovation constitutionnelle : indirectement, elle revenait à remettre en cause la primauté du droit communautaire sur le droit national et surtout l’unicité de son interprétation, comme l’ont dénoncé certains juristes français qui y ont même vu la volonté de juristes souverainistes de tuer la construction européenne. À terme, on aurait en effet pu assister à l’éclosion d’interprétations nationales divergentes du même droit : il y aurait eu 27 droits nationaux et non plus un droit européen interprété partout de la même façon.
La Cour de justice ne l’a pas entendu de cette oreille : elle a décidé que le juge national doit demeurer libre, « à tout moment de la procédure qu’il juge approprié et même à l’issue d’une procédure incidente de contrôle de constitutionnalité, la Cour de justice de toute question préjudicielle qu’il juge nécessaire ». Les juges de Luxembourg n’invalident évidemment pas la disposition de la Constitution française qui instaure la « question prioritaire », mais lui enlève tout caractère nuisible. La Cour prend soin de préciser qu’un juge national demeure libre non seulement de la saisir à tout instant, mais de « laisser inappliquée, à l’issue d’une telle procédure incidente, la disposition législative nationale en cause si elles la jugent contraire au droit de l’Union », c’est-à-dire même dans le cas où le Conseil constitutionnel l’aurait validé…
Quelles seront les conséquences de cet arrêt solennel rendu par la « grande chambre » de la
Cour ? Va-t-on assister à une guerre des juges ? Car le Conseil constitutionnel se retrouve dans une position embarrassante : s’il ne saisit pas lui-même la Cour de justice en interprétation du droit communautaire, il risque de voir une juridiction de l’ordre judiciaire la saisir et prendre une décision opposée à la sienne, ce qui minerait son autorité. Dans le cas de l’espèce, la Cour décide ainsi que l’article 78-2 du code de procédure pénale français autorisant la police à effectuer des contrôles d’identité dans une zone de 20 kilomètres de part et d’autre de la frontière sans que le comportement de la personne concernée ou des circonstances particulières permettent de penser qu’elle représente un risque d’atteinte à l’ordre public viole le principe de libre circulation garanti par les traités, car cette compétence n’est ni encadrée ou limitée « concernant l’intensité et la fréquence des contrôles ». Que se serait-il passé si le Conseil constitutionnel l’avait validé antérieurement en considérant que la libre circulation n’était pas remise en cause ? On peut imaginer que ce type de conflit ne se posera que rarement : la Cour de cassation ne transmettra plus, à l’avenir, aucune question prioritaire au Conseil dès lors qu’une disposition communautaire sera en cause… Autant dire que l’avenir de cette innovation constitutionnelle est sérieusement compromis.
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