Depuis une bonne douzaine d'années, je ne m'en sépare pas : mes deux tomes Pléiade de Borges, édition Jean-Pierre Bernès. Il paraît qu'ils vont valoir encore plus cher, maintenant que la nouvelle édition est arrivée. Pourquoi pas : mais je les garderai. J'ai beaucoup de Pléiades, c'est un outil de travail parfois un peu ridicule (note dans Sophocle : « Remarquez l'importance que les Grecs accordent à la fraîcheur en été, et à la chaleur en hiver », bien, en pleine tragédie...), parfois à en hurler de pitié (les introductions Citron dans la Comédie humaine), et d'autres par contre vous accompagnent toute la vie, la vieille édition de Montaigne (avait acheté la plus moderne, mais l'ai réofferte), le vieux Poe, les trois Michaux, les deux Gracq et plein et plein.
Le Borges avait rejoint tout de suite le clan des réservés : on relit les pierres angulaires, Fictions et Aleph, on a lu 30 fois Les ruines circulaires ou L'Immortel mais on y trouve encore quelque chose, et de là on s'en va au plus loin dans l'oeuvre, vers les Sept nuits (ci-dessous un extrait) ou Le livre des préfaces avec une préface aux préfaces etc.
Sur l'affaire Borges et pourquoi l'éclipse, lire Pierre Assouline, complet et définitif – triste, aussi.
Il ne faut pas s'illusionner : on aurait, nous, l'impression que c'est de la famille. Cette famille secrète et réservée, des grands voyages intérieurs. Et celui-ci est encore tout près de nous : on a entendu Alberto Manguel raconter comment il allait lui lire à haute voix les livres dont l'aveugle désignait sans manquer l'emplacement dans sa bibliothèque. Mais je n'ai jamais eu de groupe d'enseignants ou d'étudiants où, sur les vingt habituels, plus de quatre ou cinq étaient familiers de l'oeuvre : à cette altitude, c'est à nous qu'il revient d'y conduire, d'indiquer les pistes, les enjeux.
Il y a des mystères plus discrets, par exemple ces 3 semaines de 1936 où Henri Michaux et Borges, aussi inconnus l'un que l'autre, font amis : ils se disaient quoi ? Aucun des deux pour en avoir parlé en détail.
Il y a probablement de grands chantiers encore à ouvrir dans l'oeuvre : il y a eu, de 1937 à 1942, quatre versions successives de La bibliothèque de Babel, et on se souvient que Le livre de sable naît d'une des notes de bas de page de la Bibliothèque : Borges ne nous renseigne pas sur sa propre invention du fantastique, mais dans les textes qui font l'armature du Pléiade, c'est toujours du fantastique qu'il nous parle, funambule école.
Dans le nouveau Pléiade, pour consoler ceux qui n'ont pas d'avance l'ancien, des retraductions de poèmes par un de nos plus hauts poètes (le travail de traducteur en découle), Jacques Ancet (voir son site, ou ses textes sur publie.net). Ainsi, ce Spinoza :
Elles taillent les translucides mains
Du juif, dans la pénombre, les cristaux.
Le soir est peur et froid en son déclin.
(Au soir qui vient chaque soir équivaut).Ses mains comme l'espace de jacinthe
Qui aux lisières du Ghetto pâlit
Existent peu pour l'homme qui construit,
calme, le songe clair d'un labyrinthe.La gloire ne l'émeut pas, cet espoir
De songes au songe d'un autre miroir,
Ni le craintif amour des jeunes filles.Métaphores et mythes, il les oublie
taillant son cristal : la carte infinie
De Qui dans toutes ses étoiles brille.© Jorge Luis Borges, traduit par Jacques Ancet…
En tout cas, se féliciter que cette pièce décisive du puzzle littéraire soit à nouveau en place. Pour l'accueil sur cette page, je me permets d'indiquer le site d'un plasticien du fantastique : Pierre Cayette (1930-2005), voi]r notamment ses Songes de pierre.. L'image ci-dessus est directement inspirée de la Bibliothèque de Babel.
Sur Internet, auteur sous droits donc pas de miracle, mais lire cet entretien sur site Monde Diplo, suivre aussi le site (anglais) Garden of forking paths, bien sûr les extraits filmés de conférences ou entretiens sur YouTube.
Jorge Luis Borges | Sept nuits (un extrait)
Un autre exemple de cauchemar, qui fit l'admiration de De Quincey, se trouve dans le second volume de The Prelude, de Wordsworth. Celui-ci nous dit qu'il était préoccupé – et cette préoccupation est surprenante si l'on pense qu'il écrivait au début du XIXème siècle – du danger qu'encouraient les arts et les sciences, qui étaient à la merci de n'importe quel cataclysme cosmique. A cette époque on ne pensait pas à de tels cataclysmes ; aujourd'hui nous pouvons craindre à tout moment que l'œuvre entière de l'humanité, l'humanité elle-même, ne soit détruite. Nous pensons à la bombe atomique. Wordsworth raconte donc qu'il s'entretenait avec un ami. « Quelle horreur, lui dit-il, quelle horreur de penser que les grandes œuvres de l'humanité, que les sciences, que les arts, soient à la merci d'un quelconque cataclysme cosmique ! » L'ami lui avoue que lui aussi a eu cette crainte. Et Wordsworth ajoute : « Voilà ce que j'ai rêvé... »
Wordsworth nous dit qu'il se trouvait dans une grotte devant la mer, qu'il était midi, qu'il lisait dans le Don Quichotte, un de ses livres préférés, les aventures du chevalier errant que narre Cervantès. Il ne le mentionne pas directement, mais nous savons de qui il s'agit. Il ajoute : « Je laissai le livre, je me mis à réfléchir ; je pensai, précisément, à cette question des sciences et des arts puis ce fut l'heure. » L'heure intense de midi, la chaleur étouffante de midi et Wordsworth, assis dans sa grotte face à la mer (alentour il y a la plage, les sables jaunes), se rappelle : « Le sommeil s'empara de moi et je me mis à rêver. »
Il s'est endormi dans sa grotte, face à la mer, parmi les sables dorés de la plage. Dans son rêve, le sable l'environne, un Sahara de sable noir. Il n'y a pas d'eau, il n'y a pas de mer. Il est au centre d'un désert – dans le désert on est toujours au centre – et il se demande, terrifié, comment s'échapper quand il s'aperçoit que quelqu'un est près de lui. Fait étrange, c'est un Arabe de la tribu des Bédouins, monté sur un chameau et tenant une lance dans la main droite. Sous son bras gauche il serre une pierre et dans sa main un coquillage. L'Arabe lui dit qu'il a pour mission de sauver les arts et les sciences et il lui approche le coquillage près de l'oreille ; le coquillage est d'une extraordinaire beauté. Wordsworth nous dit qu'il a entendu la prophétie (« dans une langue que je ne connaissais pas mais que je compris »). C'était une sorte d'ode passionnée, prophétisant que la Terre était sur le point d'être détruite par le déluge qu'envoyait la colère de Dieu. L'Arabe précise que c'est vrai, que le déluge approche mais qu'il a, lui, une mission à accomplir : il doit sauver les arts et les sciences. Il lui montre la pierre. Et cette pierre, curieusement, est la géométrie d'Euclide sans cesser pour autant d'être une pierre. Puis il lui tend le coquillage et le coquillage est aussi un livre, c'est le livre qui lui a annoncé ces choses terribles. Le coquillage est aussi toute la poésie du monde y compris, pourquoi pas ? le poème de Worsworth. Le Bédouin lui dit : « Je dois sauver ces deux objets, la pierre et le coquillage, ces deux livres. » Il tourne la tête et Wordsworth, à un moment donné, voit le visage du Bédouin changer et se remplir d'effroi. Il regarde à son tour derrière lui et voit une grande clarté, une clarté qui a déjà inondé la moitié du désert. C'est celle des eaux du déluge qui va détruire la Terre. Le Bédouin s'éloigne et Worsdworth constate que ce Bédouin est aussi Don Quichotte et le chameau, Rossinante, et que, tout comme la pierre est un livre et le coquillage Don Quichotte, il est, à la fois, ces deux choses et aucune des deux. Dans cette dualité réside l'horreur du rêve. Wordsworth alors se réveille avec un cri d'effroi car les eaux l'ont atteint.
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